On est en 1968. J’ai 11 ans. Paris brûle – pavés, cris, slogans, assemblées générales de jeunes gens en cravates, mégaphones – mais je suis loin de Paris. Je suis au Parc de Valency, à Lausanne.
Celui avec le cheval de pierre grandeur nature au milieu du bassin, celui avec les tapes-cul qui envoient les copains si haut qu’ils se cassent parfois une dent en retombant, celui avec le bizarre monsieur bronzé toute l’année qui fait asseoir sa levrette sur La Feuille d’avis de Lausanne.
J’ai posé mes fesses sur un banc, un de ceux sur lequel on prend le goûter avec maman tous les après-midis après l’école (avant d’aller s’érafler les cuisses en grimpant sur les hêtres).
Mon père se tient tout à côté de moi. Il est sérieux. Il est sombre. Il est solennel. On est venu ici tous les deux, entre hommes pour ainsi dire, un peu avant le soûper. Il doit me parler, il a expliqué tout à l’heure en rentrant du travail.
Alors voilà, il me parle maintenant, évoquant mes mauvaises notes à l’école, me rappellant que je me suis montré étourdi, dissipé, bavard, comme l’ont écrit mes maîtres et mes maîtresses dans mon carnet journalier. Mon avenir scolaire, résume-t-il, est compromis.
Le temps est donc venu de me mettre en garde. Si je ne change pas de comportement, si je ne fais pas des efforts énergiques pour remonter la pente, il me sortira de l’école et me placera dans une ferme en Suisse allemande...
Un regard où se mêlent l’effroi et la gravité souligne ses paroles. Il ne me vient naturellement pas à l’esprit de me demander si mon père dispose du début de la queue d’une connection au delà de la Sarine lui permettant d’organiser ma déportation. Une ferme. Une ferme en Suisse allemande.
Ce concept sombre et flou suffit à mon imagination. Des images se forment. Des personnages se dressent. De vagues hurlements commencent de se faire entendre. Une cour de ferme, quelque part, loin, dans la brume matinale. Un tracteur et sa remorque. Des êtres frustes en chemises à carreaux déchirées, bonnets militaires sur la tête, occupés à la décharger – betteraves? choux? patates? – qui me gueulent dessus. Et ce sentiment d’éloignement qui me transperce le coeur. Ce sera atroce à coup sûr.
Alors je promets. Je jure de me mettre au boulot sans tarder et de renouer avec des notes supérieures à la moyenne. Je ne serai plus étourdi, ni dissipé, ni bavard. Pourrai-je à ces conditions rester en famille, au chaud, chez les Welsches? Mon père hausse les épaules. Peut-être. On verra…
Regardant par la fenêtre du train, près de cinquante ans plus tard, ce qui reste de fermes entre Berne et Olten – autrement dit, entre chez Beat et chez Pedro, entre chez Chrigu et chez Alex – il m’arrive de repenser à tout ça. A toute cette Schwarzpedagogie. Et de penser que c’était de la merde.