Tu as longtemps hésité. Tu te disais que c’était un truc pour single – ce hipster élancé en chemise à carreaux et ses deux bières mexicaines, cette mince secrétaire de direction et ses trois petites sushis.
Tu te disais aussi que tu allais ainsi participer à la disparition progressive mais certaines des caissières. Tu imaginais Madame Dos Santos en larmes devant ses enfants. Madame Traoré frappée par son mari parce qu’elle ne pouvait plus participer au leasing. Madame Fekovic contrainte de recommencer à faire des ménages malgré ses douleurs…
Dans ton cerveau encore marqué par le marxisme, toujours les machines ont mis les travailleurs et les travailleuses sur le carreau.
Tu voulais résister. Avec toi, le self check out ne passera pas!
Un jour pourtant, tu te lances.
Il y a du monde à la caisse ce jour là. On a appelé „Natacha à la deux“ mais Natacha n’est pas venue. Alors tu t’es rapproché du monstre. C’est un Passabene. Cela aurait pu être un Subito. Mais non, c’est un Passabene. Tu peux l’appeler comme tu veux, de toute façon, c’est bien un self check out. Une caissière de couleur qui t’a vu hésiter t’encourage à te rapprocher de la bête. Tu objectes que c’est pour elle et ses consoeurs que tu boycottes ce truc depuis des mois. Pour sauver sa place de travail. Elle t’assure qu’elle ne va pas perdre son boulot. Elle restera là désormais, affirme-t-elle, pour attraper les voleurs qui auront voulu dissimuler une partie de leur achats à l’oeil du scanner.
Tu peines à imaginer que toutes les caissières seront transformées en agent de sécurité, mais tu n’insistes pas.
Tu te présentes alors bravement, toi et tes articles, devant le self check out. Au moins aussi bravement que tu te présentes depuis quelques années devant le self check in de Genève-Cointrin. Tu remarques alors qu’il y a peu de places pour poser tes articles, et que c’est emmerdant. C’est bien ce que tu pensais. C’est un truc pour singles anorexiques, au mieux pour les DINKS (Double Income No Kids) du quartier. Ceux là n’ont ni emballage XL de papier cul sous les bras, ni trois kilos de légumes pour faire une soupe propre à remplir cinq estomacs.
Tu te débrouilles pourtant. Tu découvres qu’il faut du doigté. Si tu trembles, la bouteille de Don Pascual sera comptée deux fois. Si tu fais pas gaffe, le papier cul sera précédé du chiffre trois sur l’écran. Et tu auras toutes les peines du monde à déduire ce que la machine aura enregistré. Heureusement qu’on n’achète pas des Rolex au supermarché…
Tu finis par y arriver. Total, choix du mode de payement, impression du ticket….
C’est terminé. Tu as accompli ton premier self check out. Tu t’en vas, pas peu fier, sous le sourire de la caissière toute joyeuse àl’idée de rejoindre bientôt les milices anti-vol.
Tu te demandes ensuite, tes rouleaux de papier cul sous les bras, pourquoi Passa Bene à la Coop. Et pourquoi Subito à la Migros. Visiblement, deux philosophies s’affrontent s’agissant du self check out….
Tu te demandes aussi ce qu’on va encore te demander de faire tout seul ces prochaines années.
Il va falloir garder son self-control.